Problèmes de management : pourquoi recruter si c’est pour maltraiter les talents ?

Problèmes de management : pourquoi recruter si c’est pour maltraiter les talents ?

Les entreprises emploient les grands moyens pour attirer les talents, mais jusqu’où sont-elles prêtes à les accueillir, les reconnaître, les valoriser ? Les organisations ont en effet une capacité étonnante à les démotiver, voire à les maltraiter et les faire fuir quand les problèmes de management s’accumulent. Un paradoxe de plus alors que les collaborateurs ne taisent plus leurs attentes, notamment vis-à-vis de leurs managers.

Les salariés tolèrent de moins en moins ce qui altère leur bien-être au travail, notamment les problèmes de management. Depuis trois ans, les sujets d’inquiétude se sont multipliés qui ont fragilisé la santé mentale des collaborateurs. Les périodes de confinement, le télétravail ont provoqué des prises de distance, au propre et au figuré, avec l’entreprise, ses modes de management, ses processus, et une modification de la relation aux autres.

Jean-Claude Delgènes, président fondateur de Technologia, parle de « dysrythmie sociale » ayant eu pour effet soit la progression de l’anxiété et de la dépression, soit un allègement de la pression sociale, un soulagement. « Jusque-là, les talents se laissaient « maltraiter », ce n’est plus le cas actuellement, ils questionnent beaucoup plus la relation », constate-t-il.

Les salariés face aux problèmes de management

Selon la dixième vague du baromètre Empreinte Humaine sur l’état psychologique des salariés :

  • 2/3 des collaborateurs sont plus exigeants quant aux conditions de travail qui pourraient entraîner des conséquences sur leur santé psychologique ;
  • 60% des salariés considèrent que les conditions de travail doivent s’améliorer ;
  • 69% d’entre eux se déclarent plus exigeants concernant la lutte contre le harcèlement moral ou sexuel au travail à l’avenir.

L’enquête Capterra sur les comportements toxiques dans les entreprises françaises, publiée fin août 2022, va dans le même sens :

  • 73% des salariés français affirment qu’un environnement de travail toxique est facteur de désengagement ;
  • 33% des répondants disent avoir signalé un comportement toxique ;
  • 31% de ceux qui télétravaillent ont constaté l’implémentation de logiciels de surveillance dans leur entreprise.

À force d’enchaîner les visioconférences, les relations de travail s’industrialisent alors que les collaborateurs veulent des relations saines, un management de proximité à l’écoute et disponible. « Cette crise en particulier a bouleversé les interactions entre les personnes, on constate des difficultés d’adaptation relationnelle », observe Kevin Audureau, membre du conseil d’administration de la FIRPS (Fédération des intervenants des risques psychosociaux).

1. Problèmes de management vs état des managers

Dans un contexte d’hybridation du travail, l’entreprise confie de plus en plus de missions RH aux managers. Ces derniers ont un rôle clef à jouer pour le bien-être et la fidélisation des employés. Mais c’est à un management lui aussi mal en point[1], coincé entre le marteau et l’enclume, désireux de bien faire mais insuffisamment présent que les équipes ont affaire.

Un management qui d’après le baromètre Empreinte Humaine trouve de moins en moins de candidats à la fonction :

  • 7 salariés sur 10 trouvent que le métier de manager est devenu de plus en plus difficile ;
  • 1/3 des managers regrettent de l’être devenus ;
  • 43% d’entre eux sont en détresse psychologique (+10 points).

2. Des conditions de travail détériorées

Les relations avec la hiérarchie, pouvant créer un climat malsain ou violent, sont une des composantes des conditions de travail. Quand les collaborateurs sont confrontés à des managers autoritaires, distants, non reconnaissants, déviants, ou à des managers incompétents, ils souffrent au travail. Le même baromètre indique que 15% des salariés estiment être harcelés, « soit une 1 personne sur 8, ce qui est énorme, avec des réactions en chaîne et des coûts, notamment de contentieux », commente Christophe Nguyen, président d’Empreinte Humaine.

Au-delà du harcèlement, Célia Kuster, membre du conseil d’administration de la FIRPS, observe deux types de violence :

« Celle des managers, qui concerne des profils inadaptés à la fonction, au comportement très dur, qui peuvent reproduire ce qu’ils ont eux-mêmes vécu. Et la violence vis-à-vis des managers, qui sont au cœur de tant d’injonctions, facteurs de souffrance. »

Cependant, beaucoup d’efforts de proximité ayant été fait depuis le Covid, la violence managériale est en diminution, une nouvelle relation s’est construite entre le management et les collaborateurs.

3. Problèmes de management vs problèmes de gouvernance

Toutefois, la violence se niche aussi dans les processus, dans les discours contraires aux actes. L’intégration bâclée des débutants par exemple, les promesses employeur non tenues, la surdité de l’entreprise aux besoins d’équilibre, de proximité et de reconnaissance des salariés

« Avoir vis-à-vis des managers des exigences de proximité et de disponibilité et surtout, leur donner les moyens d’être proches de leurs équipes et disponibles, c’est un enjeu de gouvernance », souligne Christophe Nguyen.

Mais pour que l’entreprise ait une telle exigence, une telle vision du management, encore faut-il qu’elle comprenne le coût de la négligence.

Les risques psychosociaux, un coût sous-estimé par les entreprises

Or les entreprises ne procèdent pas à une véritable analyse des coûts RH, notamment de la non prévention des risques psycho-sociaux (RPS). Des coûts directs (absentéisme), indirects (contentieux), cachés (perte ou déficit d’image et d’attractivité). « Ce risque reste nébuleux, envisagé mais ni mesuré ni calculé », observe Jean-Claude Delgènes. Combien de contentieux pourraient être évités s’il était véritablement pris en compte ? Sans doute la moitié d’entre eux.

« Outiller les managers, acteurs de la prévention comme tout un chacun dans l’entreprise, les former, pour savoir de quoi on parle à propos de stress par exemple, développer un langage commun, parce que le langage aussi crée des tensions, c’est se donner des chances de limiter les risques psychosociaux », explique la FIRPS. À condition de prendre la mesure de ces risques.

La direction par objectifs, un facteur de violence managériale

La direction par objectifs (DPO), qui fait de chaque collaborateur un centre de profit, renforce la pression financière. La pression trop grande qui pèse sur les individus — à commencer par les managers — et sur le collectif génère de la violence managériale.

La DPO « fait disparaître les autres composantes du travail, comme la solidarité entre collègues, le sentiment d’appartenance, le sens du travail. C’est potentiellement un système de management maltraitant », pointe Jean-Claude Delgènes.

On peut y voir du cynisme, ou du pragmatisme : telle décision, telle situation aura peut-être des effets collatéraux, on fera avec.

Pour atteindre ses objectifs, un manager peut en effet s’installer dans une logique d’acharnement, intensifier la pression sur ses équipes. Si l’on confie le poste à quelqu’un d’autre, le phénomène se reproduit ; il y aurait une violence inhérente aux postes à responsabilités, d’autant plus que le pouvoir isole.

Alors pourquoi les salariés démissionnent-ils ? Entre autres à cause de managers obnubilés par les résultats, oubliant d’accompagner et de développer leurs collaborateurs.

L’absence de soutien social, l’érosion du collectif, autres sources de maltraitance

La trop grande pression qui pèse sur l’individu finit par peser sur le collectif, au moment où le travail est un des derniers vecteurs d’intégration, d’échange, de lien social. « L’absence de soutien social, qui va au-delà du soutien psychologique et peut être matériel, est une autre source de maltraitance », observe Kevin Audureau.

Ce soutien peut être apporté par des pairs, pas seulement par des psychologues. De même que par la mise en place de dispositifs, comme ceux destinés aux salariés aidants familiaux ou ceux en faveur de la parentalité.

« Le management peut conforter son collectif ou le dissocier. Avec un collectif fort on a beaucoup moins de mauvaises conduites au travail, le facteur relation sociale est un facteur de protection de l’individu », rappelle Jean-Claude Delgènes. Or, avec les systèmes actuels, qui ne tiennent pas suffisamment compte du collectif, avec des exigences largement individualisées, on trouve au sein des entreprises des personnes en grande difficulté.

La charge de travail, un sujet tabou

L’entreprise a en outre une mauvaise vision des conditions de travail des managers, ou se voile la face. La charge de travail s’est intensifiée pour tout le monde[2] mais le sujet est tabou. Il amènerait sur la table d’autres sujets qui fâchent : la rémunération, aujourd’hui première cause de départ, et le recrutement, difficile et onéreux. Une réflexion sur la façon dont les postes sont dimensionnés, qui se répercute sur la façon dont les équipes sont elles-mêmes dimensionnées, est nécessaire.

Sans oublier le contexte dans lequel cette charge de travail augmente : le quotidien qui contrarie les plans d’action, les changements d’acteurs qui génèrent des difficultés… « L’adaptation à une vitesse folle que cela demande crée de la souffrance », constate Célia Kuster.

4. Comment identifier un problème de management ?

Plusieurs signaux doivent alerter de l’existence d’un problème de management. Par exemple, le contrôle qui vire au flicage, ou une attitude de plus en plus pointilleuse vis-à-vis du travail effectué. « Ce type de posture infantilise des collaborateurs qui veulent être autonomes, les écrase, les démotive », prévient Christophe Nguyen.

L’inaction d’un manager peut aussi relever de la maltraitance : pas d’accueil des nouvelles recrues, pas de gestion de conflits, le choix de rester neutre quand il faudrait prendre parti.

Autre signal d’alerte, le manager qui n’applique pas à lui-même les règles qu’il impose aux autres. Il demande à être vouvoyé mais tutoie autrui, coupe la parole ou dénigre en public, a le sexisme décomplexé ou l’injure facile…

Questionner les pratiques managériales

« L’enjeu est de savoir si les pratiques managériales problématiques correspondent aux valeurs de l’entreprise », pointe Christophe Nguyen.

  • Sont-elles normalisées ou non ?
  • Relèvent-elles d’une culture métier ?
  • Ces pratiques managériales sont-elles le fait d’une personne qui se démarque du reste du management ?

Questionner les collaborateurs

On identifie aussi les problèmes de management en faisant le point avec les collaborateurs : ceux qui arrivent, en leur demandant une note d’étonnement ; et ceux qui démissionnent vite, en cherchant à comprendre les raisons de leur départ. Établir des plans d’action est ensuite nécessaire, surtout si les mêmes sujets de plaintes ressortent.

En cas de harcèlement moral ou sexuel par exemple, les jeunes quittent l’entreprise ou signalent ces violences et manquements éthiques. Mais pour les collaborateurs pris dans des enjeux de carrière, pour ceux qui ne se sentent pas en sécurité dans la relation de travail, il est plus difficile d’agir et de parler.

Un moyen de libérer la parole est de mener des études en paritaire mais cela demande une relation de confiance. « Celles-ci garantissent la liberté d’expression et un retour sur ce qui a été exprimé, elles permettent de s’extraire d’une relation avec la hiérarchie », explique Jean-Claude Delgènes.

5. Savoir ce qu’est un bon manager, autre balise pour éviter les problèmes de management

S’il faut savoir identifier les problèmes de management, il faut aussi savoir ce qu’est un bon manager, donner une sorte de modèle. Avec Christophe Nguyen, nous esquissons son portrait :

  • Le bon manager connaît le travail à effectuer, le métier, ou s’y intéresse. « Un manager coach ou animateur ne suffit pas », précise notre interlocuteur.
  • Il donne une vision de l’avenir.
  • Il met en place un contrat psychologique avec son équipe, indiquant ce qu’elle attend de lui, ce qui lui demande d’être constant, fiable et sécurisant.
  • Il prend en compte la vie de son équipe.
  • Il fait preuve de reconnaissance.
  • Il est proactif dans la relation avec ses collaborateurs, il leur accorde le droit à l’erreur.
  • Il fait collaborer en élaborant un projet commun pour son équipe.
  • Il planifie bien le travail.

 

Sophie Girardeau

 

[1] Selon la 10e vague du Baromètre Empreinte Humaine, 7 salariés sur 10 trouvent que le métier de manager est devenu de plus en plus difficile, 1/3 des managers regrette de l’être devenu, 43% d’entre eux sont en détresse psychologique (+10 points).

[2] Le panorama ICAS de juillet 2022 constate un triplement des demandes d’accompagnement psychologique dues à une surcharge de travail.