Entre liberté et précarité, un marché du travail plus divers que jamais

 

La recomposition du travail en cours depuis des années pose des enjeux de protection sociale. Retour sur la conférence dédiée aux formes atypiques de travail et d’emploi organisée le 1er avril 2019 par la Fabrique de l’industrie.

La conférence organisée le 1er avril 2019 par la Fabrique de l’industrie, en partenariat avec la chaire FIT² (Futurs de l’industrie et du travail Formation, innovation, territoire) de Mines Paris Tech, et le laboratoire LISE du CNAM , à l’occasion de la publication des actes du colloque de Cerisy, Le travail en mouvement, a mis en perspective les enjeux d’usages et de régulation des formes « atypiques » de travail et d’emploi.

En 2017, l’emploi précaire représentait 17% de l’emploi salarié (87% des embauches en CDD) contre 6% en 1982. CDD, intérim, stage, utilisation de plateformes de mise en relation, travail détaché, sous-traitance étrangère, participation à l’économie informelle… : autant de formes qualifiées d’atypiques. On ne peut ni toutes les englober ni voir en elles des formes nouvelles, à part celles qui relèvent de l’ubérisation — en ce qui les concerne, le consommateur, qui veut son Uber dans les trois minutes ou être livré dans l’heure par Deliveroo, a sa responsabilité. « Ces travailleurs sont soit des indépendants soit des salariés, donc rien de neuf », pointe Denis Pennel, directeur de la World Employment Confederation, lors du débat. Il est aussi discutable de parler de formes « atypiques » alors que « le CDD est devenu la norme, et l’emploi à temps partiel, à partir duquel se jouent des inégalités », comme le souligne le sociologue Michel Lallement, co-directeur du colloque.

Des salariés non opposés à la flexibilité mais voulant de la sécurité

Ces formes précaires de travail et d’emploi recouvrent des réalités très diverses. De nombreux travailleurs ne sont pas des salariés liés aux bénéficiaires de leur travail par un contrat de travail pérenne. Certains sont juridiquement indépendants mais économiquement dépendants de quelques donneurs d’ordres. Face à cela, les discours et les revendications diffèrent. Les entreprises y voient une possibilité d’ajuster la main d’œuvre pour s’adapter aux fluctuations de l’activité. Du côté des travailleurs, les motivations et les parcours sont très hétérogènes. L’intérim par exemple est « un pied à l’étrier pour entrer sur le marché du travail, une forme d’autonomie aussi ; les salariés ne sont pas contre la flexibilité mais ont besoin d’être sécurisés », rappelle Michel Lallement.

L’absence de norme, la norme actuelle

Les débats sur l’évolution du monde du travail menés en France peuvent paraître en décalage avec ce qui se passe dans le monde, où 60% de l’emploi est dans l’économie informelle, ce qui concerne 2 milliards de personnes, et où seulement 29% des personnes ont un CDI. « Quelle est la norme aujourd’hui ? N’est-ce pas l’absence de norme ? », pointe Bernard Thibault, syndicaliste et membre du conseil d’administration du BIT (Bureau international du travail). Ce phénomène va à l’encontre des recommandations de l’ONU, à savoir un travail décent pour tous à horizon 2030. Le premier impact sociétal, considérable, de ces formes de travail est l’absence de protection sociale.

Penser des formes de travail socialement acceptables

On ne peut pas penser à la promotion de ces formes de travail, qui se multiplient et que les employeurs préfèrent nommer « nouvelles formes émergentes d’emploi » plutôt que « formes atypiques du travail », sans penser l’emploi en général. Alors que l’on peut travailler et être pauvre, il faut penser des formes de travail « socialement acceptables » afin de réduire l’opposition entre le besoin des entreprises et les exigences sociales. Les multinationales pesant de plus en plus lourd dans les questions d’emploi, il s’agit aussi de « redéfinir la responsabilité à l’échelle des chaînes de valeur », insiste Bernard Thibault. Juriste et maître de conférences à l’université de Rennes 1, Josépha Dirringer précise que réguler les formes atypiques de travail « n’est pas qu’une question de reconnaissance, il s’agit d’une problématique d’inclusion sociale, de donner le droit à ces travailleurs de participer à l’élaboration de leurs droits sociaux, de leur donner de nouveaux pouvoirs de participation ».

Penser un système en fonction des formes atypiques d’emploi et de travail

Le problème n’est pas dans la diversification des contrats et des formes de travail mais dans un système qui crée de l’exclusion « car il a été développé par rapport au CDI », rappelle Denis Pennel. Pour lui, les solutions sont à chercher dans le dialogue social et, à l’heure du numérique et de l’automatisation, dans ce qui permet de favoriser le travail humain. « C’est un sujet auquel penser pour moderniser notre marché du travail », pointe-t-il. Dans un monde où les personnes aspirent fortement à l’autonomie, il faut penser « des droits liés aux personnes et non au statut, aller vers une personnalisation des droits, dont certains n’existent pas et méritent d’être créés », soutient Marylise Léon, secrétaire généraliste adjointe de la CFDT. Les employeurs accusent généralement le droit du travail trop protecteur d’être un frein à l’emploi, Josépha Dirringer note cependant qu’aucune étude ne montre son impact sur le marché du travail. Elle observe en revanche une chute sans précédent des demandes aux prud’hommes.

Une forme d’accommodation à l’hyper flexibilité doit être pointée

Alors que Pierre-André de Chalendar, pdg de Saint-Gobain et co-président de La Fabrique de l’industrie, déplore la « sanctuarisation du CDI » et rappelle que dans ces formes atypiques d’emploi il y en a de choisies, alors qu’il réagit au fait que l’on associe apprentissage et précarité, Yves Veyrier, secrétaire général de Force ouvrière, relativise le phénomène de l’ubérisation, loin d’être massif. Marylise Léon invite toutefois à prendre la mesure de l’impact des contrats très courts (d’une à deux heures), facteurs de grande précarité, sur les personnes qui les acceptent : « Une forme d’accommodation à cette hyper flexibilité, phénomène qui n’est pas nouveau, doit être pointée. »

Sophie Girardeau